La croisée

La musique folk résonnait à fond dans la boîte de zinc. La fumée rendait l’atmosphère opaque, tout comme l’alcool brouillait mes sens. Nous étions près d’une trentaine à nous entasser dans la chaleur moite de « la tanière des troubadours », le lieu de rendez vous des gens du cru qui venaient oublier leur dure journée de travail à grand coups de bière au miel. L’un d’entre eux, un grand costaud qui arrivait difficilement à enchaîner les syllabes brandit un broc entier du breuvage et trinqua à la santé des Krapathes libres et du poutrage de Bruns en règle. D’autres verres montèrent à leur tour, suivit par des rafales des Kralashnikov des miliciens rebelles qui avaient enfin terminé leur opérations de guérilla armée dans les montagnes. Je buvais avec eux, à ma ville natale retrouvée, à mes racines.

Je vis que beaucoup d’entre eux avaient des canines bien longues. Je portais ma main à ma bouche. La nuit était tombée, les miennes aussi venaient de grandir un coup. Pour al première fois de ma vie, cela ne m’effraya pas. Je souris, leva ma choppe taillée dans un éclat d’obus et bu pour ma nouvelle famille.

La soirée se poursuivait, battant de plus en plus fort. Le gros costaud qui trinquait plus fort que tout le monde s’appelait Yoyotorex, et il était le capitaine des forces rebelles du coin. Il me raconta entre quelques gorgées bruyantes comment ils avaient mené une action de résistance active à coup de Kidnappings, de vols, d’espionnage, de sabotage etc… Soit le type était un vrai héros national, soit il me baratinait, mais je pense surtout qu’il était un peu des deux. J’écoutais d’une oreille vaguement attentive son récit, je n’arrivais pas à me défaire de ce vide. Il y a dix heures, j’étais encore dans l’avion, décollant tout juste de Cénacle. Je quittais cette métropole grise pour un monde familièrement inconnu. La ou j’étais né, et la ou je n’avais jamais posé les pieds depuis.
Ce lieu me plaisait, les gens étaient très sympathiques, mais ils ne parvenaient pas à comble ce foutu manque de je-ne-sais-quoi qui me tiraillait les tripes et me flanquait la nausée. J’entendis un cri, je levai ma bière mêlée de sang pour la cinquième ou sixième fois, mais je n’eu pas la force d’y plonger mes lèvres.
Cénacle me manquait,
Kopros Ecstasy et toute sa famille me manquait,
Daemon et les Wolves me manquaient,
Lynia me manquait…

Pourquoi fallait il que ce soit à ce moment la que je m’en rendisse compte ? Moi qui me plait à jouer le fier solitaire, je venais de prendre conscience de la faille de mon armure. Moi qui comptais sur mon tempérament insouciant, blasé et nonchalant pour ne pas avoir à affronter ces revers de dépressifs, je nageais dedans…

Je saluais Jacen qui venait de rentrer dans la place, levais mon verre avec lui et allais m’allumer une cigarette dehors.

Je sortais de la boîte de taules qui faisait office de bar à ces guérilleros aux longs crocs pour contempler un instant les étoiles. Pas un nuage, la Drakie était une ville nichée au creux d’une montagne et aucun vent nous parvenait, pas de nuages, pas de pluie, juste cette brume noire stagnante et froide, percée par les étoiles et la lune une fois la nuit tombée. Je laissais les volutes de nicotines se mêler au brouillard en repensant à Cénacle. Je comparais la métropole grise à ce camp de réfugiés. Des maisons au style moyenâgeux résistaient entre deux barres de béton, des habitations au style néogothique, des immeubles froids dont les alignements de fenêtres me faisaient penser à des meurtrières… Pas de doutes, j’étais chez moi. Au loin, les décombres encore fumants du dark castle détruit par les bruns en représailles de notre résistance.
Mais je pensais aussi à ma petite cabane de bois, à cette fichue prison qui à abrité la moitié de mon séjour en Conf’, à l’hôpital d’Artas, au LSC que j’avais aidé à faire, à la ferme ou j’avais offert des fleurs à Lynia et …

Il y avait quelqu’un derrière moi. Je pinçais fort ma clope entre mes lèvres, fermant a demi les yeux, ouvrant grands mes narines de chasseur d’hommes. Pas d’odeur. Comme moi.

Vampire ?

- Alors, on essaye d’éviter les tournées générales ? On ne sait pas boire étranger ?

La, je sens mes tripes qui se tordent, le genre violent, je me mets à transpirer dans la nuit fraîche et à voir tout flou. Je me retourne pour voir à qui appartient ce timbre qui me rends fou. Et je vois ça. Une poupée avec un M-60, une petite fille en treillis, une jeune femme si frêle et si menaçante, tout ça à la fois et plus encore. Un visage parfait, trop parfait pour être encore en vie, le teint pâle, et cette lueur dans les yeux que nous avons tous, un mélange de fierté, de grandeur, d'indépendance, de danger et de folie…

Vampire.

D’une pichenette, j’envoie ma cancerette faire trois loopings dans la nuit et je me retourne essayant de retrouver mon armure d’arrogance. Je lui tends une cigarette.

- C’est ce que disent ceux qui tentent d’y échapper, ma belle…

Je lis son badge. Arkona, DdP Drakie. Rien que ça… J’ai déjà beaucoup entendu parler d’elle.

- Ravi… Arkona… Alors ?

Elle accepte ma clope. Pas mal, mais ça ne veut rien dire mon grand...

J'attends un peu...

Mes sens affûtés la trahissent. Je perçois l’infime frémissement de sa lèvre, sa pupille qui se ferme, la bouche qui se referme. Elle relève…

Buvons, jolie « semblable », j’ai trop de choses à oublier….

D’un geste mou, je laisse mon verre retomber sur le bar. Et de sept… ça commence à me peser. La gamine ne donne aucun signe de faiblesse, c’est bien ma veine. Presque tout le monde comate au sol, le bide plein et les veines qui approchent les 45%. Appétissant…
Je n’arrive pas à décoller de ses yeux. Ils me fixent avec ce fichu éclat de défi qui me force a enfiler les verres les uns après les autres. Yoyotorex ronfle à mes pieds, Jacen s’éclipse doucement. Je n’y prête pas attentions, nos regards ne décroisent pas, jusqu'à ce que retentit le « Pus d’bière ! » du tenancier. Alors, doucement, je commence à me lever. L’avion, la fatigue, l’émotion, je me demande commet je vais survivre à la soirée. Je tente de sourire

- Arrêtes de sourire, ou je te croque

Et la, c’est la que je sors une réplique bien choisie, je la fait rire et elle est à moi. Mais non. Ce n’est pas une humaine, ce genre de truc est à laisser tomber. Trop pété pour sortir quoi que ce soit, je souris de plus belle et elle passe à côté de moi, sortant ses crocs. Bien beurrée elle aussi, semble t’il, mais elle encaisse mieux que moi. Et 1 – 0 pour la gamine, faut vite revenir au score garçon…

Je colle mon chapeau sur ma tignasse et esquisse quelques pas hésitants vers la sortie. Elle enfile son manteau et me prends la main. Ainsi, j’ai pas été trop minable ? ou alors, je dois l’amuser un peu… Allons y alors, jouons…

- Tu m’invites à dîner ? Histoire qu’on fasse plus ample connaissance… J’aime les voyages…

Elle n’y va pas par quatre chemins la demoiselle. J’y perds mon sang ou mon fric. Pourquoi pas les deux ? Je vois une enseigne « pour-les-gens-comme-nous ». « Au sang frais ! ». Peut on imaginer un endroit plus romantique ? Je suis crevé, j’ai moyennement envie de discuter, surtout si il me faut parler de Cénacle. Je lui raconte vaguement mes sales coups, les Wolves, les Ecstasy, que la CL c’est pourrit, que je suis un dangereux sociopathe qui bosse pour les services secrets bruns, que je suis le fils caché de Red Star et d’autres faits véridiques. Je suppose qu’elle ne croit pas un mot de ce que je lui sors, mais peut être aime t’elle la façon dont je lui en parle ?
D’un coup, je m’arrête. Je comprends le piège. J’aurais du le deviner, mieux que quiconque. Je suis tombé dans un piège cosmique. Elle utilise son charme de vampire contre moi…

Les suceurs de sang on cette particularité de déclencher une fichue addiction. Ils vous fixent dans les yeux, vous titillent, vous testent, vous cernent, prennent votre température d’un simple regard et vous vident dans un coin sombre. J’en sais quelque chose, j’ai souvent utilisé ce charme obscène lorsque j’avais trop faim. Mais jamais je ne me serais attendu à ce qu’on me le sorte.
J’ai toujours eu l’habitude de contrôler ma drague, d’en avoir la maîtrise parfaite du premier regard à la rupture. Mais c’était la gamine qui tenait les rênes. Pourquoi ? étais je un simple jouet pour elle ? Ou bien lui faisais je peur ? Pourquoi voulait elle gérer cette soirée ? Je n’en savais foutrement rien, et je commençais à me sentir mal, la tête tournait, mon ventre grondait…

- Hey, ça va ?

Une main rassurante, une présence qui me calme, fait fuir la peur…

- Lyn… Arkona ? Je… oui, le voyage. Mais ça partira. Sers toi, je paye l’addition.

Visiblement pas rassurée sur mon état, je la sentait quand même qui souriait intérieurement. Peste, je t’adore comme je te hais…